20 janvier : tous les Français s’intéressant un peu aux actualités US suivent, en direct, l’investiture de Joe Biden. La voix de Lady Gaga fait son petit effet, le serment prêté sur la bible est prenant, et puis, surgit la jeune poétesse noire Amanda Gorman, venue dire un de ses textes repris pour l’occasion. Rayonnante, auratique, magnifique.
En 5 minutes, Gorman devient mondialement célèbre. Et, comme à chaque fois qu’un auteur devient célèbre, l’idée de traduire ses textes germe dans la tête des éditeurs d’autres continents. Aux Pays-Bas, la maison d’édition Meulenhoff se désigne ; il lui faut toutefois un traducteur. Ce sera la jeune autrice Marieke Lucas Rijneveld, déjà considérée comme une prodige dans son pays, et même au-delà.
L’idée est excellente, Gorman a 22 ans, Rijneveld, 29, elles sont deux jeunes femmes puissantes (même si Rijneveld se revendique non-binaire), et l’on imagine qu’une vibration commune pourrait poindre. Mais, et puisqu’il faut bien qu’il y ait polémique, la presse intervient, une journaliste prend sa plume et dénonce le choix de l’éditeur. Rijneveld a en effet un tort qui, pourrait-on dire, lui « colle à la peau » : elle n’est pas noire.
Depuis, Rijneveld, confrontée à un débat embarrassant, a annoncé sa démission du projet. L’idiotie d’un militantisme mal orienté y gagne sans doute ce que la littérature y perd. Alors, l’on sait que l’expression créatrice n’est évidemment pas détachée d’une certaine expérience personnelle, mais oserons-nous rappeler que le travail d’un traducteur, c’est justement de s’immiscer au sein d’une culture qui n’est pas la sienne pour organiser la transposition textuelle, dans sa langue, d’une œuvre produite dans un contexte culturel qui n’est pas le sien ? Gorman, afro-américaine, ne vit pas a fortiori le fait d’être noire de la même façon qu’une traductrice noire vivant aux Pays-Bas. Tout cela n’a donc aucun foutu sens. Pour se consoler, l’on attrape dans notre bibliothèque un bon Boris Vian, tiens, « J’irai cracher sur vos tombes », pourquoi pas… Dès les premières pages, on hésite toutefois à poursuivre : l’auteur blanc y fait en effet parler un narrateur noir. De nos jours, la chose n’est-elle pas, elle aussi, quelque peu répréhensible ?